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Histoire
de la
RÉVOLUTION
française
par
J. Michelet
Tome Premier
1889
1889
Italiani - inglesi - tedeschi - spagnoli.
Internet Archive: Jules Michelet. |
Paul Ollendorff, Éditeur, 28 bis, rue de Richelieu
Imprimée pour le centenaire de 1789
Cette édition a été compoce sur celle de 1868, dont Michelet avait revu et complété le texte. On s’est appliqué tout particulièrement à rendre exacts les références et les renvois.
Cette édition a été compoce sur celle de 1868, dont Michelet avait revu et complété le texte. On s’est appliqué tout particulièrement à rendre exacts les références et les renvois.
2.
Preface de 1847
Chaque année, lorsque je descends de ma chaire, que je vois la foule écoulée, encore une génération que je ne reverrai plus, ma pensée retourne en moi.
L’été s’avance, la ville est moins peuplée, la rue moins bruyante, le pavé plus sonore autour de mon Panthéon. Ses grandes dalles blanches et noires retentissent sous mes pieds.
Je rentre en moi. J’interroge sur mon enseignement, sur mon histoire, son tout-puissant interprète, l’esprit de la Révolution.
Lui, il sait, et les autres n’ont pas su. Il contient leur secret, à tous les temps antérieurs. En lui seulement la France eut conscience d’elle-même. Dans tout moment de défaillance où nous semblons nous oublier, c’est là que nous devons nous chercher, nous ressaisir. Là se garde toujours pour nous le profond mystère de vie, l’inextinguible étincelle.
La Révolution est en nous, dans nos âmes; au dehors, elle n’a point de monument. Vivant esprit de la France, où te
saisirai-je, si ce n’est en moi?. . . Les pouvoirs qui se sont
succédé, ennemis dans tout le reste, ont semblé d’accord
sur un point, relever, réveiller les âges lointains et morts . . .
Toi, ils auraient voulu t’enfouir. . . Et pourquoi?. . . Toi
seuL, tu vis.
rTu vis ! ... Je le sens, chaque fois qu’à cette époque de
Tannée, mon enseignement me laisse, et le travail pèse, et
la saison s’alourdit. . . Alors je vais au Champ de Mars, je
* ”) m’assieds sur l’herbe séchée, je respire le grand souffle qui
court sur la plaine aride.
Le Champ de Mars, voilà le seul monument qu’a laissé
la Révolution ... L’Empire a sa colonne, et il a pris encore
presque à lui seul l’Arc de Triomphe; la Royauté a son
Louvre, ses Invalides; la féodale église de 1200 trône en-
core à Notre-Dame; il n’est pas jusqu’aux Romains, qui
n’aient les Thermes de César.
Et la Révolution a pour monument. . . le vide. . .
Son monument, c’est Ce sable, aussi plan que l’Arabie . . .
Un tiimulus à droite et un tumulus à gauche; comme ceux
que la Gaule élevait, obscurs et douteux témoins de la mé-
moire des héros . . .
Le héros, n’est-ce pas celui qui fonda le pont d’Iéna ? . . .
Non, il y a ici quelqu’un de plus grand que celui-là, de
plus puissant, de plus vivant, qui remplit cette immensité.
« Quel Dieu? On n’en sait rien ... Ici réside un Dieu ! »
Oui, quoiqu’une génération oublieuse ose prendre ce
lieu pour théâtre de ses vains amusements, imités de
l’étranger, quoique le cheval anglais batte insolemment la
plaine ... un grand souffle la parcourt que vous ne sentez
nulle part, une âme, un tout-puissant esprit. . .
Et si cette plaine est aride, et si cette herbe est séchée,
elle reverdira un jour.
Car dans cette terre est mêlée profondément la sueur
féconde de ceux qui, dans un jour sacré, ont soulevé ces
collines , le jour où , réveillées au canon de la Bastille , vinrent,
du Nord et du Midi, s’embrasser la France et la France,
— le jour où trois millions d’hommes, levés comme un
homme, armés, décrétèrent la paix éternelle.
Ah! pauvre Révolution, si confiante à ton premier jour,
tu avais convié le monde à l’amour et à la paix. . . « mes
ennemis, disais-tu, il n’y a plus d’ennemis!» Tu tendis la
main à tous, leur offris ta coupe à boire à la paix des na-
tions . . . Mais ils ne l’ont pas voulu.
Et lors même qu’ils sont venus pour la frapper par sur-
prise, l’épée que la France a tirée, ce fut l’épée de la paix.
C’est pour délivrer les peuples, pour leur donner la vraie
paix, la Liberté, qu’elle frappa les tyrans. Dante assigne pour
fondateur aux portes de l’enfer l’Amour éternel. Ainsi, sur
son drapeau de guerre, la Révolution écrivit : La Paix.
Ses héros, ses invincibles, furent, entre tous, les paci-
fiques. Les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber
sont pleures, comme les hommes de la paix, des amis et des
ennemis, pleures du Nil et du Rhin, pleures de la guerre
elle-même, de l’inflexible Vendée.
La France s’était fiée si bien à la puissance de l’idée
qu’elle fit ce qu’elle pouvait pour ne pas faire de conquête.
Tout peuple ayant même besoin, la Liberté, poursuivant le
_4iiême droit, d’où pouvait naître la guerre? La Révolution,
l qui n’était dans son principe que le triomphe du Droit, la
/ résurrection de la Justice, la réaction tardive de l’idée contre
la force brutale, pouvait-elle, sans provocation, employer
^- la violence?
Ce caractère profondément pacifique, bienveillant, ai-
mant de la Révolution semble un paradoxe aujourd’hui.
Tant on ignore ses origines, tant sa nature est méconnue,
tant la tradition, au bout d’un temps si court, se trouve
déjà obscurcie !
Les efforts violents, terribles, qu’elle fut obligée de faire,
pour ne pas périr, contre le monde conjuré, une généra-
tion oublieuse les a pris pour la Révolution elle-même.
Et de cette confusion il est résulté un mal grave, pro-
fond, très difficile à guérir chez ce peuple : l’adoration de
la force.
La force de résistance, l’effort désespéré pour défendre
l’unité, 1 793 . . . Ils frémissent et ils se jettent à genoux.
La force d’attaque et de conquête, 1 800, les Alpes abais-
sées, puis la foudre d’Austerlitz . . . Ils se prosternent, ils
adorent.
Dirai-je qu’en 181 5, trop faciles à louer la force, à
prendre le succès comme le jugement de Dieu, ils ont eu,
au fond de leur cœur, sous leur douleur et leur colère, un
misérable argument pour amnistier l’ennemi. Beaucoup se
sont dit tout bas : « Il est fort, donc il est juste. »
Ainsi deux maux, les plus graves qui puissent affliger un
peuple, ont frappé la France à la fois. Sa propre tradition
lui est échappée, elle s’est oubliée elle-même. Et chaque
jour, plus incertaine, plus pâle et plus fugitive, a flotté
devant ses yeux la douteuse image du Droit.
Ne cherchez pas pourquoi ce peuple va baissant, s’afi’ai-
blissant. N’expliquez pas sa décadence par des causes exté-
rieures; qu’il n’accuse ni le ciel ni la terre; le mal est en lui.
Qu’une tyrannie insidieuse ait eu prise pour le corrompre ,
c’est qu’il était corruptible. Elle l’a trouvé faible, désarmé,
tout prêt pour la tentation; il avait perdu de vue l’idée qui
seule le soutenait; il allait, misérable aveugle, à tâtons dans
la voie fangeuse, il ne voyait plus son étoile. . . Quelle?
l’astre de la victoire? . . . Non, le soleil de la Justice et de la
Révolution.
Que les puissances de ténèbres aient travaillé par toute la
terre pour éteindre la lumière de la France, opérer l’éclipsé
du Droit, cela était naturel. Mais jamais, avec tous leurs
efforts, elles n’y auraient réussi. L’étrange, c’est que les
amis de la lumière ont aidé ses ennemis à la voiler et l’ob-
scurcir.
Le parti de la Liberté a présenté, aux derniers temps,
deux graves et tristes symptômes d’un mal intérieur. Qu’il
permette à un ami, à un solitaire, de lui dire toute sa pensée.
Une main perfide, odieuse, la main de la Mort, s’est of-
ferte à lui, avancée vers lui, et il n’a point retiré la sienne.
11 a cru que les ennemis de la liberté religieuse pouvaient
devenir les amis de la liberté politique. Vaines distinctions
scolastiques, qui lui ont troublé la vue. Liberté, c’est Liberté.
Et pour plaire à l’ennemi, il a renié l’ami. . . Que dis-je?
son propre père, le grand xviii c siècle. Il a oublié que
ce siècle a fondé la Liberté sur l’affranchissement de l’es-
prit, jusque-là lié par la chair, lié par le principe matériel
de la double incarnation théologique et politique, sacerdo-
tale et royale. Ce siècle, celui de l’esprit, abolit les dieux
de chair, dans l’Etat, dans la religion, en sorte qu’il n’y
eût plus d’idole, et qu’il n’y eût de Dieu que Dieu.
Et pourquoi des amis sincères de la Liberté ont-ils pactisé
avec le parti de la tyrannie religieuse? C’est parce qu’ils
s’étaient réduits à une faible minorité. Ils ont été étonnés de
leur petit nombre et n’ont osé repousser les avances d’un
grand parti qui semblait s’offrir à eux.
Nos pères n’ont point agi ainsi. Ils ne se sont jamais
comptés. Quand Voltaire enfant entra, sous Louis XIV
même, dans la périlleuse carrière de la lutte religieuse, il
paraissait être seul. Seul était Rousseau, au milieu du siècle,
quand il osa, dans la dispute des chrétiens et des philo-
sophes, poser le dogme nouveau. . . Il était seul; le lende-
main, le monde entier fut à lui.
Si les amis de la Liberté voient leur nombre décroître,
c’est qu’ils l’ont voulu eux-mêmes. Plusieurs se sont fait un
système d’épuration progressive, de minutieuse orthodoxie,
qui vise à faire d’un parti une secte, une petite église. On
rejette ceci, puis cela; on abonde en restrictions, distinc-
tions, exclusions. On découvre chaque jour quelque nou-
velle hérésie.
De grâce, disputons moins sur la lumière du Thabor,
comme faisait Byzance assiégée. Mahomet II est aux
portes.
De même que, les sectes chrétiennes se multipliant, il y
eut des jansénistes, des molinistes, etc., et il n’y eut plus
de chrétiens, les sectes de la Révolution annulent la Révo-
lution; on se refait constituant, girondin, montagnard; plus
de révolutionnaire.
On fait peu de cas de Voltaire, on rejette Mirabeau, on
exclut M me Roland. Danton même n’est pas orthodoxe. . . ,
Quoi ! il ne restera donc que Robespierre et Saint-Just?
Sans méconnaître ce qu’il y eut dans ces hommes, sans
vouloir les juger encore, qu’il suffise ici d’un mot : Si la Ré-
volution exclut, condamne leurs prédécesseurs, elle exclut
précisément ceux qui lui donnèrent prise sur le genre hu-
main, ceux qui firent un moment le monde entier révolu-
tionnaire. Si elle déclare au monde qu’elle s’en tient à
ceux-ci , si elle ne lui montre sur son autel que l’image de
ces deux apôtres, la conversion sera lente, la propagande
française n’est pas fort à craindre, les gouvernements ab-
solus peuvent parfaitement dormir.
Fraternité! fraternité! ce n’est pas assez de redire le
mot. . . Il faut, pour que le monde nous vienne, comme
il fit d’abord, qu’il nous voie un cœur fraternel. C’est la
fraternité de l’amour qui le gagnera, et non celle de la
guillotine.
Fraternité? Eh! qui n’a dit ce mot depuis la création?
Croyez-vous qu’il ait commencé par Robespierre ou Mably?
Déjà la cité antique parle de fraternité; mais elle ne parle
qu’aux citoyens, aux hommes; l’esclave est une chose. Ici la
fraternité est exclusive, inhumaine.
Quand les esclaves ou affranchis gouvernent l’Empire,
quand ils s’appellent Térence, Horace, Phèdre, Épictète,
il est difficile de ne pas étendre la fraternité à l’esclave.
« Soyez frères, » dit le Christianisme. Mais, pour être frère,
il faut être; or l’homme n’est pas encore; le Droit et la Liberté
constituent seuls la vie de l’homme. Un dogme qui ne les
donne pas n’est qu’une fraternité spéculative entre zéro
et zéro.
« La fraternité ou la mort/)) a dit plus tard la Terreur.
Encore fraternité d’esclaves. Pourquoi y joindre, par une
dérision atroce, le saint nom de la Liberté?
Des frères qui se fuient, qui pâlissent à se regarder en
face, qui avancent, qui retirent une main morte et glacée...
Spectacle odieux, choquant. Si quelque chose doit être
libre, c’est le sentiment fraternel.
La Liberté seule, fondée au dernier siècle, a rendu pos-
sible la fraternité. La philosophie trouva l’homme sans droit,
c’est-à-dire nul encore, engagé dans un système religieux
et politique dont l’arbitraire était le fond. Et elle dit :
« Gréons l’homme, qu’il soit par la Liberté. . . » Créé à peine,
il aima.
C’est par la Liberté encore que notre temps, réveillé,
rappelé à sa vraie tradition , pourra à son tour commencer
son œuvre. Il n’écrira pas dans la loi : « Sois mon frère ou
meurs ! » Mais par une culture habile des meilleurs sentiments
de l’âme humaine, il fera que tous, sans le dire, veuillent
être frères en effet. L’Etat sera ce qu’ il doit être, une initia-
tion fraternelle, une éducation, un constant échange des
lumières spontanées d’inspiration et de foi qui sont dans la
foule, et des lumières réfléchies de science et de méditation
qui se trouvent chez les penseurs {1) .
Voilà l’œuvre de ce siècle. Puisse-t-il donc enfin s’y mettre
sérieusement !
Il serait triste vraiment qu’au lieu de rien faire lui-même,
il passât le temps à blâmer le plus laborieux des siècles,
celui auquel il doit tout. Nos pères, il faut le répéter, firent
ce qu’il fallait faire alors, commencèrent précisément
comme il fallait commencer.
Ils trouvèrent l’arbitraire dans le ciel et sur la terre, et ils
commencèrent le Droit.
Ils trouvèrent l’individu désarmé, nu, sans garantie, con-
fondu, perdu dans une apparente unité, qui n’était qu’une
mort commune. Pour qu’il n’eût aucun recours, même au
(1) Initiation, éducation, gouverne-
ment, trois mots synonymes. Rousseau
entrevit quelque chose de cela , quand ,
parlant des cités antiques, de la foule
des grands hommes qu’a donnée cette
petite ville d’Athènes , il dit : « C’étaient
moins des gouvernements que les plus
féconds systèmes d’éducation qui aient
été jamais. » Malheureusement le siècle
de Rousseau, n’invoquant que la raison
réfléchie, analysant peu les facultés
d’instinct, & inspiration, ne pouvait bien
voir le passage de l’une à l’autre, le-
quel fait tout le mystère de l’éducation ,
de l’initiation, du gouvernement. Les
maîtres de la Révolution, les philo-
sophes, hommes de combat, très rai-
sonneurs et très subtils , eurent tous les
dons, hors la simplicité profonde qui
seule fait comprendre l’enfant et le
peuple. Donc la Révolution ne put or-
ganiser la grande machine révolution-
naire : je veux dire, celle qui, mieux
que les lois, doit fonder la fraternité :
Y éducation. Ce sera l’œuvre du xix e siècle ;
il y entre déjà par des essais faibles en-
core. Dans mon petit livre du Peuple,
j’ai, autant qu’il était en moi, réclamé
le droit de l’instinct, de l’inspiration,
contre son aristocratique sœur, la ré-
flexion, la science raisonneuse, qui se
croit la reine du monde.
suprême tribunal, le dogme religieux l’enveloppait en même
temps dans la solidarité d’une faute qu’il n’avait pas faite;
ce dogme, éminemment charnel, supposait que, du père au
fils, l’injustice passe avec le sang.
Il fallait, avant toute chose, revendiquer le droit de
l’homme si cruellement méconnu, rétablir cette vérité, trop
vraie, et pourtant obscurcie : «L’homme a droit, il est
quelque chose; on ne peut le nier, l’annuler, même au nom
de Dieu; il répond, mais pour ses actions, pour ce qu’il fait
de mal ou de bien. »
Ainsi disparaît du monde la fausse solidarité. L’injuste
transmission du bien, perpétuée dans la noblesse ; l’injuste trans-
mission du mal y par le péché originel ou la flétrissure civile
des descendants du coupable. La Révolution les efface.
Est-ce là, hommes de ce temps, ce que vous taxez d’indi-
vidualisme, ce que vous appelez un droit égoïste?. . . Mais
songez donc que, sans ce droit de l’individu qui seul l’a
constitué, l’homme n’était pas, n’agissait pas, donc ne
pouvait fraterniser. Il fallait bien abolir la fraternité de la
mort, pour fonder celle de la vie.
Ne parlez pas d’égoïsme. L’histoire répondrait ici, tout
autant que la logique. C’est au premier moment de la Révo-
lution, au moment où elle proclame le droit de l’individu,
c’est alors que l’àme de la France, loin de se resserrer,
s’étend, embrasse le monde entier d’une pensée sympa-
thique, alors qu’elle offre à tous la paix, veut mettre en
commun entre tous son trésor, la Liberté.
Il semble que le moment de la naissance, l’entrée d’une
vie douteuse encore est pour tout être celui d’un légitime
égoïsme; le nouveau-né, nous le voyons, veut durer, vivre,
avant tout. . . Ici il n’en fut pas de même. La jeune liberté
française, lorsqu’elle ouvrit les yeux au jour, lorsqu’elle dit
le premier mot qui ravit toute créature nouvelle : « Je suis ! »
eh bien, alors même, sa pensée ne fut point limitée au moi,
elle ne s’enferma pas dans une joie personnelle, elle étendit
au genre humain sa vie et son espérance; le premier mou-
vement qu’elle fit dans son berceau , ce fut d’ouvrir des bras
fraternels. « Je suis ! dit-elle à tous les peuples; ô mes frères,
vous serez aussi ! »
Ce fut sa glorieuse erreur, sa faiblesse, touchante et su]
blime : la Révolution, ilfautl’avouer, commença par aimer toutS
Elle alla jusqu’à aimer son ennemi, l’Angleterre.
Elle aima, s’obstina longtemps à sauver la royauté, la
clef de voûte des abus qu elle venait démolir. Elle voulait
sauver l’Eglise; elle tachait de rester chrétienne, s’aveuglant
volontairement sur la contradiction du vieux principe, la
Grâce arbitraire, et du nouveau, la Justice.
Cette sympathie universelle, qui d’abord lui fit adopter,
mêler indiscrètement tant d’éléments contradictoires, la
menait à l’inconséquence, à vouloir et ne pas vouloir, à
faire, défaire en même temps. C’est l’étrange résultat de nos
premières Assemblées.
Le monde a souri sur cette œuvre; qu’il n’oublie pas ce-
pendant que ce qu’elle eut de discordant, elle le dut en
partie à la sympathie trop facile, à la bienveillance indis-
tincte qui lit le premier caractère de notre Révolution.
Génie profondément humain! j’aime à le suivre, à l’ob-
server dans ces admirables fêtes où tout un peuple, à la fois
acteur et témoin, donnait, recevait l’élan de l’enthousiasme
moral, où chaque cœur grandissait de toute la grandeur
de la France, d’une Patrie qui, pour son droit, proclamait
le droit de l’Humanité.
A la fête du 1 4 juillet 1792, parmi les saintes images de
la Liberté, de la Loi, dans la procession civique où figu-
raient, avec les magistrats, les représentants, les veuves et
les orphelins des morts de la Bastille, on voyait divers em-
blèmes, ceux des métiers utiles aux hommes, des instru-
ments d’agriculture, des charrues, des gerbes, des branches
chargées de fruits ; ceux qui les portaient étaient couronnés
d’épis et de pampres verts. Mais on en voyait aussi d’autres
en deuil, couronnés de cyprès; ils portaient une table cou-
verte d’un crêpe, et sous le crêpe, un glaive voilé, celui
de la Loi. . . Touchante image! la Justice, qui montrait
son glaive en deuil, ne se distinguait plus de l’Humanité
elle-même.
r~Un an après, le 10 août 1793, une fête tout autre fut
célébrée, celle-ci héroïque et sombre. Mais la Loi s’était mu-
tilée, le pouvoir législatif avait été violé, le pouvoir ju-
diciaire, sans garantie, annulé, était serf de la violence.
On n’osa plus montrer le glaive; l’œil ne l’aurait plus
supporté.
Une chose qu’il faut dire à tous, qu’il est trop facile
d’établir, c’est que l’époque humaine et bienveillante de
notre Révolution a pour acteur le peuple même, le peuple
entier, tout le monde. Et l’époque des violences, l’époque
des actes sanguinaires où plus tard le danger la pousse
n’a pour acteur qu’un nombre d’hommes minime, infini-
ment petit.
Voilà ce que j’ai trouvé, constaté et vérifié, soit par les
témoignages écrits, soit par ceux que j’ai recueillis de la
bouche des vieillards.
Elle restera, la parole d’un homme du faubourg Saint-
Antoine : « Nous étions tous au 1 o Août, et pas un au a Sep-
tembre. »
Une autre chose que cette histoire mettra en grande lu-
mière, et qui est vraie de tout parti, c’est que le peuple
valut généralement beaucoup mieux que ses meneurs. Plus
j’ai creusé, plus j’ai trouvé que le meilleur était dessous, dans
les profondeurs obscures. J’ai vu aussi que ces parleurs bril-
lants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses,
passent à tort pour les seuls acteurs. Ils ont reçu l’impulsion
bien plus qu’ils ne l’ont donnée.* L’acteur principal est le
peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son
rôle, j’ai dû ramènera leurs proportions les ambitieuses ma-
rionnettesfdont il a tiré les fils, et dans lesquelles, jusqu’ici,
on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l’histoire.
Ce spectacle, je dois l’avouer, m’a frappé moi-même
d’étonnement. A mesure que je suis entré profondément
dans cette étude, j’ai vu que les chefs de parti, les héros
de l’histoire convenue, n’ont ni prévu ni préparé, qu’ils
n’ont eu l’initiative d’aucune des grandes choses, d’aucune
spécialement de celles qui furent l’œuvre unanime du peuple
au début de la Révolution. Laissé à lui-même, dans ces mo-
ments décisifs, par ses prétendus meneurs, il a trouvé ce
qu’il fallait faire et Ta accompli.
Grandes et surprenantes choses ! Mais le cœur qui les fit
fut bien plus grand!. . . Les actes ne sont rien auprès.
Cette richesse de cœur fut telle alors que l’avenir, sans
crainte de trouver le fond, peut y puiser à jamais. Tout
homme qui en approchera s’en ira plus homme. Tout àme
abattue, brisée, tout cœur d’homme ou de nation n’a,
pour se relever, qu’à regarder là; c’est un miroir où chaque
fois que l’Humanité se voit, elle se retrouve héroïque, ma-
gnanime, désintéressée; une pureté singulière, qui craint
l’or comme la boue, est alors la gloire de tous.
Je donne aujourd’hui l’époque unanime, l’époque sainte
où la nation tout entière, sans distinction de partis, sans
connaître encore (ou bien peu) les oppositions de clas-
ses, marcha sous un drapeau fraternel. Personne ne verra
cette unité merveilleuse, un même cœur de vingt millions
d’hommes, sans en rendre grâces à Dieu. Ce sont les jours
sacrés du monde, jours bienheureux pour l’histoire. Moi,
j’ai eu ma récompense, puisque je les ai racontés . . . Jamais,
depuis ma Puce! le d’Orléans, je n’avais eu un tel rayon d’en
haut , une si lumineuse échappée du ciel . . .
Et comme tout se mêle en la vie, pendant que j’avais
tant de bonheur à renouveler la tradition de la France, la
mienne s’est rompue pour toujours. J’ai perdu celui qui si
souvent me conta la Révolution, celui qui était pour moi
l’image et le témoin vénérable du grand siècle, je veux dire
du xviii c . J’ai perdu mon père, avec qui j’avais vécu toute
ma vie, quarante-huit années.
Lorsque cela m’est arrivé, je regardais, j’étais ailleurs,
je réalisais à la hâte cette œuvre si longtemps rêvée. J’étais
au pied de la Bastille, je prenais la forteresse, j’arborais sur
les tours l’immortel drapeau. . . Ce coup m’est venu, im-
prévu, comme une balle de la Bastille. . .
Plusieurs de ces graves questions, qui m’obligeaient de
sonder si profondément ma foi, elles se sont débattues en
moi dans la plus grave circonstance de la vie humaine,
entre la mort et les funérailles, lorsque celui qui survivait,
mort déjà pour une part, siégeait, jugeait entre deux
mondes. *
Puis j’ai repris mon chemin jusqu’au terme de cette
œuvre, plein de mort et plein de vie, m’efforçant de tenir
mon cœur au plus près de la justice, m’affermissant dans
ma foi par mes pertes et mes espérances, me serrant, à me-
sure que mon foyer se brisait, au foyer de la patrie.
3 i janvier 18/17.
Top.
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