lunedì 19 febbraio 2018

Scrittori francesi online: 1. Bernard Lazare (1865-1903): «L’Antisémitisme. Son Histoire et ses causes» (1894)

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Testo online.
Bernard Lazare

L’Antisémitisme
Son histoire et ses causes

Paris
Léon Chailley, Éditeur
8, Rue Saint-Joseph, 8
1894

Sommario: 1. Préface. – 2. Chapitre Premier. Les causes générales de l’antisemitisme: L’exclusivisme. - 3. Segue: Le culte politico-religieux. - 4. Segue: Iahvé et la Loi. - 5. Les colonies juives. - 6. Le Talmud. - 7. La théorie du peuple élu. - 8. L’orgueil juif. - 9. La séparation d’ave les nations. - 10. La souillure. - 11. Pharisiens et Rabbinites. - 12. La foi, la tradition et la science profane. - 13. Le triumphe des Talmudistes. - 14. Le patrotisme juife. - 15. La patrie mystique. - 16. Le rétablissement du royame d’Israël. - 17. L’isolament du Juif. –

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Préface

Bernard Lazare: Wfr.
Quelques fragments de ce livre ont paru à longs intervalles dans des journaux et dans des revues; on leur a fait le grand honneur de les discuter et c’est parce qu’on les a discutés que j’écris ici ces quelques lignes. On m’a reproché à la fois d’avoir été antisémite et d’avoir trop vivement défendu les Juifs, et pour juger ce que j’avais écrit on s’est placé au point de vue de l’antisémitisme ou à ce-lui du philosémitisme. On a eu tort car je ne suis ni antisémite, ni philosémite; aussi n’ai-je voulu écrire ni une apologie, ni une diatribe, mais une étude impartiale, une étude d’histoire et de sociologie.

Je n’approuve pas l’antisémitisme, c’est une conception étroite, médiocre et incomplète, mais j’ai tenté de l’expliquer. Il n’était pas né sans causes, j’ai cherché ces causes. Ai-je réussi à les déterminer, c’est à ceux qui liront ces pages d’en décider.

Copia con autografo.
Il m’a semblé qu’une opinion aussi universelle que l’antisémitisme, ayant fleuri dans tous les lieux et dans tous les temps, avant l’ère chrétienne et après, à Alexandrie, à Rome et à Antioche, en Arabie et en Perse, dans l’Europe du moyen âge et dans l’Europe moderne, en un mot, dans toutes les parties du monde où il y a eu et où il y a des juifs, il m’a semblé qu’une telle opinion ne pouvait être le résultat d’une fantaisie et d’un caprice perpétuel, et qu’il devait y avoir à son éclosion et à sa permanence des raisons profondes et sérieuses.

Aussi ai-je voulu donner un tableau d’ensemble de l’antisémitisme, de son histoire et de ses causes, j’en ai voulu suivre les modifications successives, les transformations et les changements. Dans une telle étude il y aurait eu la matière de plusieurs livres, j’ai été par conséquent obligé de resserrer le sujet, d’en montrer les grandes lignes et d’en négliger le détail. Je compte en reprendre quelques parties, et un jour que j’espère prochain je tenterai de montrer quel a été dans le monde le rôle intellectuel, moral, économique et révolutionnaire du Juif, rôle que je n’ai fait ici qu’indiquer.

B. L.
Paris, 25 avril 1894.

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Chapitre Premier
Les causes génerales de l’antisémitismo
L’exclusivisme.

Si l’on veut faire une histoire complète de l’antisémitisme — en n’oubliant aucune des manifestations de ce sentiment, en en suivant les phases diverses et  les modifications — il faut entreprendre l’histoire d’Israël depuis sa dispersion, ou, pour mieux dire, depuis les temps de son expansion hors du territoire de la Palestine.

Partout où les Juifs, cessant d’être une nation prête à défendre sa liberté et son indépendance, se sont établis, partout s’est développé l’antisémitisme, ou plutôt l’antijudaïsme, car antisémitisme est un mot mal choisi, qui n’a eu sa raison d’être que de noire temps, quand on a voulu élargir cette lutte du Juif et des peuples chrétiens, et lui donner une philosophie en même temps qu’une raison plus métaphysique que matérielle.

Si cette hostilité, cette répugnance même, ne s’étaient exercées vis-à-vis des Juifs qu’en un temps et en un pays, il serait facile de démêler les causes restreintes de ces colères; mais cette race a été, au contraire, en hutte à la haine de tous les peuples au milieu desquels elle s’est établie. Il faut donc, puisque les ennemis des Juifs appartenaient aux races les plus diverses, qu’ils vivaient dans des contrées fort éloignées les unes des autres, qu’ils étaient régis par des lois différentes, gouvernés par des principes opposés, qu’ils n’avaient ni les mêmes mœurs, ni les mêmes coutumes, qu’ils étaient animés d’esprits dissemblables ne leur permettant pas dé juger également de toutes choses, il faut donc que les causes générales de l’antisémitisme aient toujours résidé en Israël même et non chez ceux qui le combattirent.

Ceci n’est pas pour affirmer que les persécuteurs des Israélites eurent toujours le droit de leur côté, ni
qu’ils ne se livrèrent pas à tous les excès que comportent les haines vives, mais pour poser en principe que les Juifs causèrent — en partie du moins — leurs maux.

Devant l’unanimité des manifestations antisémites, il est difficile d’admettre — comme on a été trop porté à le faire — qu’elles furent simplement dues à une guerre de religion, et il ne faudrait pas voir dans les luttes contre les Juifs la lutte du polythéisme contre le monothéisme, et la lutte de la Trinité contre Jéhovah. Les peuples polythéistes, comme les peuples chrétiens, ont combattu, non pas la doctrine du Dieu Un, mais le Juif.

Quelles vertus ou quels vices valurent au Juif cette universelle inimitié? Pourquoi fut-il tour à tour, et également, maltraité et haï par les Alexandrins et par les Romains, par les Persans et par les Arabes, par les Turcs et par les nations chrétiennes? Parce que partout, et jusqu’à nos jours, le Juif fut un être insociable.

Pourquoi était-il insociable? Parce qu’il était exclusif, et son exclusivisme était à la fois politique et religieux, ou, pour mieux dire, il tenait à son culte politico-religieux, à sa loi.

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Le culte politico-religieux.

Si, dans l’histoire, nous considérons les peuples conquis, nous les voyons se soumettre aux lois des vainqueurs, tout en gardant leur foi et leurs croyances. Ils le pouvaient facilement, parce que, chez eux, la séparation était très nette entre les doctrines religieuses venues des dieux et les lois civiles émanées des législateurs, lois qui se pouvaient modifier au gré des circonstances, sans que les réformateurs encourussent l’anathème ou l’exécration théologique: ce que l’homme avait fait, l’homme pouvait le défaire. Aussi, les vaincus se soulevaient-ils contre les conquérants par patriotisme, et nul mobile ne les poussait que le désir de ressaisir leur sol et de reprendre leur liberté. En dehors de ces soulèvements nationaux, ils demandèrent rarement à n’être pas soumis aux lois générales; s’ils protestèrent, ce fut contre des dispositions particulières, qui les mettaient vis-à-vis des dominateurs dans un état d’infériorité; et, dans l’histoire des conquêtes romaines, nous voyons les conquis s’incliner devant Rome, lorsque Rome leur impose strictement la législation qui régit l’empire.

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Iahvé et la Loi.

Pour le peuple juif, le cas était très différent. En effet, comme déjà le fit remarquer Spinoza (1), « les
lois révélées par Dieu à Moïse n’ont été autre chose que les lois du gouvernement particulier des Hébreux». Moïse (2), prophète et législateur, conféra à ses dispositions judiciaires et gouvernementales la même vertu qu’à ses préceptes religieux, c’est-à-dire la révélation. Iahvé, non seulement avait dit aux Hébreux: «Vous ne croirez qu’au Dieu Un et vous n’adorerez pas d’idoles», mais il leur avait prescrit aussi des règles d’hygiène et de morale; non seulement il leur avait lui-même assigné le territoire où devaient s’accomplir les sacrifices, minutieusement, mais il avait déterminé les modes selon lesquels ce territoire serait administré. Chacune des lois données, qu’elle fût agraire, civile, prophylactique, théologique ou morale, bénéficiait de la même autorité et avait la même sanction, de telle sorte que ces différents codes formaient un tout unique, un faisceau rigoureux dont on ne pouvait rien distraire sous peine de sacrilège.

En réalité, le Juif vivait sous la domination d’un maître, Iahvé, que nul ne pouvait vaincre ni combattre, et il ne connaissait qu’une chose: la Loi, c’est-à-dire l’ensemble des règles et des prescriptions que Iahvé avait un jour voulu donner à Moïse, Loi divine et excellente, propre à conduire ceux qui la suivraient aux félicités éternelles; loi parfaite et que seul le peuple juif avait reçue.

Avec une telle idée de sa Thorah, le Juif ne pouvait guère admettre les lois des peuples étrangers; du moins, il ne pouvait songer à se les voir appliquer; il ne pouvait abandonner les dois divines, éternelles, bonnes et justes, pour suivre les lois humaines fatalement entachées de caducité et d’imperfection. S’il avait pu faire une part dans cette thorah; si, d’un côté, il avait pu ranger les ordonnances civiles, de l’autre, les ordonnances religieuses! Mais toutes n’avaient-elles pas un caractère sacré, et, de leur observance totale, le bonheur de la nation juive ne dépendait-il pas?

Ces lois civiles, qui seyaient à une nation et non à des communautés, les Juifs ne les voulaient pas abandonner en entrant dans les autres peuples, car, quoique hors de Jérusalem et du royaume d’Israël, ces lois n’eussent plus de raison d’être, elles n’en étaient pas moins, pour tous les Hébreux, des obligations religieuses, qu’ils s’étaient engagés à remplir par un pacte ancien avec la Divinité.

(1) Tractatus théologie, politic. — Préface.

(2) Quand je dis Moïse conféra, ce n’est pas pour affirmer que Moïse élabora toutes les lois mises sous son nom, mais c’est parce qu’on lui en a attribué la rédaction.

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Les colonies juives.
Aussi, partout où les Juifs établirent des colonies, partout où ils furent transportés, ils demandèrent non seulement qu’on leur permît de pratiquer leur religion, mais encore qu’on ne les assujettît pas aux
coutumes des peuples au milieu desquels ils étaient appelés à vivre, et qu’on les laissât se gouverner par leurs propres lois.

A Rome, à Alexandrie, à Antioche, dans la Cyrénaïque, ils purent en agir librement. Ils n’étaient pas appelés le samedi devant les tribunaux (1), on leur permit même d’avoir leurs tribunaux spéciaux et de n’être pas jugés selon les lois de l’empire; quand les distributions de blé tombaient le samedi, on réservait leur part pour le lendemain (2); ils pouvaient être decurions, en étant exemptés des pratiques contraires à leur religion (3); ils s’administraient eux-mêmes comme à Alexandrie, ayant leurs chefs, leur sénat, leur ethnarque, n’étant pas soumis à l’autorité municipale.

(1) Code Théod, l. II, t. VIII, § 2. — Code Just., l. I, t, IX, § 2.

(2) Philon, Légat. a Cai.

(3) Dig., l. I, t. III, § 3. (Décisions de Septime Sévère et de Cara-
calla.)

Partout ils voulaient rester Juifs, et partout ils
obtenaient des privilèges leur permettant de fonder
un Etat dans l’Etat. A la faveur de ces privilèges, de
ces exemptions, de ces décharges d’impôts, ils se
trouvaient rapidement dans une situation meilleure
que les citoyens mêmes des villes dans lesquelles ils
vivaient; ils avaient plus de facilité à trafiquer et à
s’enrichir, et ainsi excitèrent-ils des jalousies et des
haines.

Donc, l’attachement d’Israël à sa loi fut une des
causes premières de sa réprobation, soit qu’il re-
cueillît de cette loi même des bénéfices et des avan-
tages susceptibles de provoquer l’envie, soit qu’il se
targuât de l’excellence de sa Thorah pour se consi-
dérer comme au-dessus et en dehors des autres
peuples.

Si encore les Israélites s’en fussent tenus au mo-
saïsme pur, nul doute qu’ils n’aient pu, à un moment
donné de leur histoire, modifier ce mosaïsme de façon
à ne laisser subsister que les préceptes religieux ou
métaphysiques; peut-être même, s’ils n’avaient eu
comme livre sacré que la Bible, se seraient-ils fondus
dans l’Eglise naissante, qui trouva ses premiers
adeptes dans les Saducéens, les Esséniens elles pro-
sélytes juifs. Une chose empêcha cette fusion, et
maintint les Hébreux . parmi les peuples : ce fut
l’élaboration du Talmud, la domination et l’auto-
rité des docteurs qui enseignèrent une prétendue
tradition ; mais cette action des docteurs, sur laquelle
nous reviendrons, fit aussi des Juifs les êtres farou-

ches, peu sociables et orgueilleux dont Spinoza, qui
les connaissait, a pu dire : « Cela n’est point éton-
nant qu’après avoir été dispersés durant tant d’an-
nées, ils aient persisté sans gouvernement, puisqu’ils
se sont séparés de toutes les autres nations, à tel
point qu’ils ont tourné contre eux la haine de tous
peuples, non seulement à cause de leurs rites exté-
rieurs, contraires aux rites des autres nations, mais
encore par le signe de la circoncision (1). »

Ainsi, disaient les docteurs, le but de l’homme sur
la terre est la connaissance et la pratique de la Loi,
et on ne la peut pleinement pratiquer qu’en se déro-
bant aux lois qui ne sont pas la véritable. Le Juif qui
suivait ces préceptes s’isolait du reste des hommes ;
il se retranchait derrière les haies qu’avaient élevées
autour de la Thorah Esdras et les premiers scribes (2) ,
puis les Pharisiens et les Talmudistes héritiers d’Es-
dras, déformateurs du mosaïsme primitif et ennemis
des prophètes. Il ne s’isola pas seulement en refusant
de se soumettre aux coutumes qui établissaient des
liens entre les habitants des contrées où il était éta-
bli, mais aussi en repoussant toute relation avec ces
habitants eux-mêmes. A son insociabilité, le Juif
ajouta l’exclusivisme.

Sans la Loi, sans Israël pour la pratiquer, le monde
ne serait pas, Dieu le ferait rentrer dans le néant; et
le monde ne connaîtra le bonheur que lorsqu’il sera
soumis à l’empire universel de cette loi, c’est-à-dire

(1) Spinoza, Tractact. theol. polit, ch.iii.

(2) Les Dibre Sopherim.

à l’empire des Juifs. Par conséquent, le peuple juif
est le peuple choisi par Dieu comme dépositaire de
ses volontés et de ses désirs; il est le seul avec qui la
Divinité ait fait un pacte, il est l’élu du Seigneur. Au
moment où le serpent tenta Eve, dit le Talmud, il la
corrompit de son venin. Israël, en recevant la révé-
lation du Sinaï, se délivra du mal; les autres nations
n’en purent guérir. Aussi, si elles ont chacune leur
ange gardien et leurs constellations protectrices,
Israël est placé sous l’oeil même de Jéhovah; il est le
fils préféré de l’Eternel, celui qui a seul droit à son
amour, à sa bienveillance, à sa protection spéciale,
et les autres hommes sont placés au-dessous des Hé-
breux; ils n’ont droit que par pitié à la munificence
divine, puisque, seules, les âmes des Juifs descen-
dent du premier homme. Les biens qui sont délégués
aux nations appartiennent en réalité à Israël, et
nous voyons Jésus, lui-même, répondre à la femme
grecque :

« Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants
pour le jeter aux petits chiens (1). »

Cette foi à leur prédestination, à leur élection, dé-
veloppa chez les Juifs un orgueil immense. Ils en
vinrent à regarder les non Juifs avec mépris et sou-
vent avec haine, quand il se mêla à ces raisons théo-
logiques des raisons patriotiques.

Lorsque la nationalité juive se trouva en péril, on
vit, sous Jean Hyrcan, les Pharisiens déclarer impur

(1) Marc, vii, 27,

le sol des peuples étrangers, impures les fréquenta-
tions entre Juifs et Grecs. Plus tard, les Schamaïtes,
en un Synode, proposèrent d’établir une séparation
complète entre Israélites et Païens, et ils élaborèrent
un recueil de défenses, appelé les Dix-huit choses,
qui, malgré l’opposition des Hillélites, finit par pré-
dominer. Aussi, dans les conseils d’Antiochus Sidé-
tès, on commence h parler de Fin sociabilité juive,
c’est-à-dire « du parti pris de vivre exclusivement
dans un milieu juif, en dehors de toute communica-
tion avec les idolâtres, et de l’ardent désir de rendre
ces communications de plus en plus difficiles, sinon
impossibles (1) »; et l’on voit, devant Antiochus Epi-
phane, le grand-prêtre Ménélaûs accuser la loi « d’en-
seigner la haine du genre humain, de défendre de
s’asseoir à la table des étrangers et de leur marquer
de la bienveillance ».

Si ces prescriptions avaient perdu leur autorité
quand disparurent les causes qui les avaient moti-
vées, et en quelque sorte justifiées, le mai n’eût pas
été grand; mais on les voit reparaître dans le Talmud,
et l’autorité des docteurs leur donna une sanction
nouvelle. Lorsque l’opposition entre les Sadducéens
et les Pharisiens cessa, lorsque ces derniers furent
vainqueurs, ces défenses prirent force de loi, elles
furent enseignées, et ainsi servirent à développer, à
exagérer l’exclusivisme des Juifs.

Une crainte encore, celle de la souillure, sépara les

(1) Deremhourg, Géographie de la Palestine.

Juifs du monde et rendit plus rigoureux leur isole-
ment. Sur la souillure, les Pharisiens avaient des
idées d’une rigueur extrême; les défenses et les pres-
criptions de la Bible ne suffisaient pas, selon eux, à
préserver l’homme du péché. Comme le moindre
attouchement contaminait les vases des sacrifices, ils
en vinrent à s’estimer souillés eux-mêmes par un
contact étranger. De cette peur naquirent d’innom-
brables règles concernant la vie journalière : règles
sur le vêtement, l’habitation, la nourriture, toutes
promulguées dans le but d’éviter aux Israélites la
souillure et le sacrilège, et, encore une fois, toutes
propres à être observées dans un Etat indépendant
ou dans une cité, mais impossibles à suivre dans des
pays étrangers; car elles impliquaient la nécessité,
pour ceux qui voulaient s’y astreindre, de fuir la so-
ciété des non Juifs et par conséquent de vivre seuls,
hostiles à taut rapprochement.

Les Pharisiens et les Rabbanites allèrent plus loin
même. Ils ne se contentèrent pas de vouloir préserver
le corps, ils cherchèrent à sauvegarder l’esprit.
L’expérience avait montré combien dangereuses
étaient, pour ce qu’ils croyaient leur foi, les impor-
tations hellènes ou romaines. Les noms des grands-
prêtres hellénisants : Jason, Ménélaûs, etc., rappe-
laient aux Rabbanites les temps où le génie de la
Grèce, conquérant une partie d’Israël, avait failli le
vaincre. lis savaient que le parti sadducéen, ami des
Grecs, avait préparé les voies au Christianisme,
comme les Alexandrins, du reste, comme tous ceux

qui affirmaient que « les dispositions légales, clai-
rement énoncées dans la loi mosaïque, sont seules
obligatoires; toutes les autres, émanant de traditions
locales ou émises postérieurement, n’ont pas de titre
à une observance rigoureuse (1). » Sous l’influence
grecque étaient nés les livres et les oracles qui pré-
parèrent le Messie. Les Juifs hellénisants, Philon et
Aristobule, lepseudo Phocylide et le pseudo Longin,
les auteurs des oracles sybillins et des pseudo Orphi-
ques, tous ces héritiers des prophètes qui en repre-
naient l’œuvre, conduisaient les peuples au Christ. Et
l’on peut dire que le véritable Mosaïsme, épuré et
grandi par Isaïe, Jérémie et Ezéchiel, élargi, univer-
salisé encore par les judéo-hellénistes, aurait amené
Israël au Christianisme, si rEsraïsme, le Phari-
saïsme et le Talmudisme n’avaient été là pour retenir
la masse des Juifs dans les liens des strictes obser-
vances et des pratiques rituelles étroites.

Pour garder le peuple de Dieu, pour le mettre à
l’abri des influences mauvaises, les docteurs exaltè-
rent leur loi au-dessus de- toutes choses. Ils décla-
rèrent que sa seule étude devait plaire à l’Israélite,
et, comme la vie entière suffisait à peine à connaître
et à approfondir toutes les subtilités et toute la ca-
suistique de celte loi, ils interdirent de se livrer à
l’étude des sciences profanes et des langues étran-
gères. « On n’estime pas parmi nous ceux qui appren-
nent plusieurs langues », disait déjà Josèphe (2); on

(1) Graetz, Histoire des Juifs, t. II, p. 169.

(2) Ant. Jud., XX, 9.

ne se contenta bientôt plus de les mésestimer, on les
excommunia. Ces exclusions ne parurent pas suffi-
santes aux Rabbanites. A défaut de Platon, le Juif
n’avait-il pas la Bible, et ne saurait-il entendre la
voix des prophètes? Comme on ne pouvait proscrire
le Livre, on le diminua, on le rendit tributaire du
Talmud; les docteurs déclarèrent : « La Loi est de
l’eau, la Michna est du vin. » Et la lecture de la Bible
fut considérée comme moins profitable, moins utile
au salut que celle de la Michna.

Toutefois, les Rabbanites ne parvinrent pas à tuer
du premier coupla curiosité d’Israël; il leur fallut des
siècles pour cela, et ce ne fut qu’au quatorzième siècle
qu’ils furent victorieux. Après que Ibn Esra, R. Bê-
chai, Maïmonide, Bedarchi, Joseph Caspi, Lévi ben
Gerson, Moïse de Narbonne, bien d’autres encore, —
tous ceux qui, fils de Philon et des Alexandrins, vou-
laient vivifier le Judaïsme par la philosophie étran-
gère, — eurent disparu; après que Ascher ben Jechiel
eut poussé l’assemblée des rabbins de Barcelone à
excommunier ceux qui s’occuperaient de science pro-
fane; après que R. Schalem de Montpellier eut dé-
noncé aux dominicains le More Nebouchim; après
que ce livre, la plus haute expression de la pensée de
Maïmonide, eût été brûlé, après cela les Rabbins
triomphèrent (1).

(1) La pensée juive eut eneore quelques lueurs au quinzième et
au seizième siècle. Mais ceux des Juifs qui produisirent avaient,
pour la plupart, pris parti dans la lutte entre la philosophie et la
religion, ils n’eurent aucune influence sur leurs coreligionnaires,
et cela ne prouve rien contre l’esprit inculqué à la masse par

Ils étaient arrivés à leur but. Ils avaient retranché
Israël de la communauté des peuples ; ils en avaient
fait un solitaire farouche, rebelle à toute loi, hostile
à toute fraternité, fermé à toute idée belle, noble ou
généreuse; ils en avaient fait une nation misérable
et petite, aigrie par l’isolement, abêtie par une édu-
cation étroite, démoralisée et corrompue par un in-
justifiable orgueil (1).

Avec cette transformation de l’esprit juif, avec la
victoire des docteurs sectaires, coïncide le commen-
cement des persécutions officielles. Jusqu’à cette
époque, il n’y avait guère eu que des explosions de
haines locales, mais non des vexations systématiques.
Avec le triomphe des Rabbanites, on voit naître les
ghettos, les expulsions et les massacres commencent.
Les Juifs veulent vivre à part : on se sépare d’eux.
Ils détestent l’esprit des nations au milieu desquelles
ils vivent : les nations les chassent. Ils brûlent le
Moré : on brûle le Talmud, et on les brûle eux-
mêmes (2).

les rabbins. D’ailleurs, on ne trouve plus guère, dans tout ce
temps, que des commentateurs sans importance, des médecins et
des traducteurs, et nul grand esprit ne se manifeste. Il faut venir
jusqu’à Spinoza pour trouver un juif vraiment capable de hautes
pensées, et l’on sait comment la synagogue traita Spinoza.

(1) « L’insolentia Judeeorum » dont parlent Agobard, Amolon
les polémistes du moyen âge, ne signifie pas autre chose que

l’orgueil des Juifs qui se croient toujours le peupte élu. Cette
expression n’a pas le sens que lui confèrent les antisémites mo-
dernes, qui sont d’ailleurs d’assez médiocres historiens.

(2) On objectera à cela les dispositions des lois romaines, les
prescriptions wisigothiques et celles des conciles; mais presque
toutes ces mesures . provinrent principalement- du prosélytisme

Il semble que rien ne pouvait agir encore pour sé-
parer complètement les Juifs du reste des hommes,
et pour en faire un objet d’horreur et de réprobation.
Une autre cause vint cependant s’ajouter à celles que
nous venons d’exposer: ce fut l’indomptable et tenace
patriotisme d’Israël.

Certes, tous les peuples furent attachés au sol sur
lequel ils étaient nés. Vaincus, abattus par des con-
quérants, obligés à l’exil ou à l’esclavage, ils restè-
rent fidèles au doux souvenir de la cité saccagée ou de
la patrie perdue; mais aucun ne connutla patriotique
exaltation des Juifs. C’est que le Grec dont la ville
était détruite pouvait ailleurs reconstruire le foyer
que bénissaient les ancêtres; le Romain qui s’exilait
amenait avec lui ses pénates : Athènes et Rome
n’étaient pas la mystique patrie que fut Jérusalem.

Jérusalem était la gardienne du tabernacle qui re-
célait les paroles divines; c’était la cité du Temple
unique, le seul lieu du monde où l’on pût efficace-
ment adorer Dieu et lui offrir des sacrifices. Ce ne
fut que tard, fort tard, que des maisons de prière s’é-
levèrent dans d’autres villes de Judée, ou de Grèce,
ou d’Italie; encore, dans ces maisons, se bornait-on
à des lectures de la Loi, à des discussions théolo-
giques, et l’on ne connaissait la pompe de Jéhovah
qu’à Jérusalem, le sanctuaire choisi. Quand, à

juif, et ce n’est qu’à’ la fin du treizième siècle que l’on sépara ra-
dicalement et officiellement les Juifs des chrétiens, par les
ghettos, par les signes infamants (roue, chapeau, cape, etc.).
V. Ulysse Robert, Les signes d’infamie au moyen âge (Paris, 1891}.

Alexandrie, on bâtit un temple, il fut considéré
comme hérétique; et, en fait, les cérémonies qu’on y
célébrait n’avaient aucun sens, car elles n’auraient
dù s’accomplir que dans le vrai temple, et saint Chry-
sostome, après la dispersion des Juifs, après la des-
truction de leur ville, a pu dire justement : « Les
Juifs sacrifient en tous les lieux de la terre, excepté
là où le sacrifice est permis et valable, c’est-à-dire à
Jérusalem. »

Aussi, pour les Hébreux, l’air de la Palestine est-il
le meilleur; il suffit à rendre l’homme savant (1); sa
sainteté est si efficace que quiconque demeure hors
de ses limites est comme s’il n’avait pas de Dieu (2).
Aussi ne faut-il pas vivre ailleurs, et le Talmud
excommunie ceux qui mangeront l’agneau pascal
dans un pays étranger.

Tous les Juifs de la dispersion envoyaient à Jéru-
salem l’impôt de la didrachme, pour l’entretien du
temple; une fois dans leur vie ils venaient dans la
cité sacrée, comme plus tard les Mahométans vinrent
à la Mecque ; après leur mort ils se faisaient trans-
porter dans la Palestine, et les barques étaient nom-
breuses qui abordaient à la côte, chargées de petits
cercueils, qu’on transportait à dos de chameau.

C’est qu’à Jérusalem seulement, et dans le pays
donné par Dieu aux ancêtres, les corps ressuscite-
raient. Là, ceux qui avaient cru à Iahveh, qui avaient
observé sa loi, obéi à sa parole, se réveilleraient aux

(1) Talmud, Bava Bathra, 158, 2.

(2) Talmud, Kethouvoth, 110, 2,

clameurs des ultimes clairons et paraîtraient devant
leur Seigneur. Ce n’est que là qu’ils pourraient se
relever à l’heure fixée, toute autre terre que celle ar-
rosée par le Jourdain jaune étant une terre vile,
pourrie par l’idolâtrie, privée de Dieu.

Quand la patrie fut morte, quand les destins con-
traires balayèrent Israël par le monde , quand le
temple eut péri dans les flammes, et quand des ido-
lâtres occupèrent le sol très saint, les regrets des
jours passés se perpétuèrent dans l’âme des Juifs.
C’était fini; ils ne pourraient plus, au jour du pardon,
voir le bouc noir emporter dans le désert leurs pé-
chés, ni voir tuer l’agneau pour la nuit de Pâque, ni
porter à l’autel leurs offrandes; et, privés de Jérusa-
lem pendant leur vie, ils n’y seraient pas conduits
après leur mort.

Dieu ne devait pas abandonner ses enfants, pen-
saient les pieux ; et de naïves légendes vinrent sou-
tenir les exilés. Auprès de la tombe des Juifs morts
en exil, disait-on, Jéhovah ouvre de longues ca-
vernes, à travers lesquelles leurs cadavres roulent
jusqu’en Palestine; tandis que le païen qui meurt
là-bas, près des collines consacrées, sort de la terre
d’élection, car il n’est pas digne de rester là où la ré-
surrection se fera.

Et cela ne leur suffisait pas. Ils ne se résignaient
pas à n’aller à Jérusalem qu’en pèlerins lamentables,
pleurant contre les murs écroulés, à tel point insensi-
bles dans leur douleur que quelques-uns se faisaient
écraser par le sabot des chevaux, alors qu’en gémis-

sant ils embrassaient la terre; ils ne croyaient pas
que Dieu, que la ville bienheureuse les avaient aban-
donnés; avec Jula Levita, ils s’écriaient : « Sion,
as-tu oublié tes malheureux enfants qui gémissent
dans l’esclavage? »

Ils attendaient que leur Seigneur, de sa droite
puissante, relevât les murailles tombées; ils espé-
raient qu’un prophète, un élu les ramènerait dans la
terre promise; et combien de fois les \it-on, au cours
des siècles — eux à qui l’on reproche de trop s’attacher
aux biens de ce monde — laisser leur maison, leur
fortune, poursuivre un messie fallacieux qui s’offrait
à les conduire et leur promettait le retour tant es-
péré! Ils furent milliers, ceux qu’entraînèrent après
eux Serenus, Moïse de Crète, Alroï, et qui se laissè-
rent massacrer en l’attente du jour heureux.

Chez les Talmudistes, ces sentiments d’exaltation
populaire, ces mystiques héroïsmes se transformè-
rent. Les docteurs enseignèrent le rétablissement de
l’Empire juif, et, pour que Jérusalem naquit de ses
ruines, ils voulurent conserver pur le peuple d’Israël,
l’empêcher de se mêler, le pénétrer de cette idée que
partout il était exilé, au milieu d’ennemis qui le rete-
naient captif. Ils disaient à leurs élèves : « Ne cul-
tive pas le sol étranger, tu cultiveras bientôt le tien;
ne t’attache à aucune terre, car ainsi tu serais infi-
dèle au souvenir de ta patrie ; ne te soumets à aucun
roi, puisque tu n’as de maître que le Seigneur du
pays saint, Jéhovah ; ne te disperse pas au sein des
nations, tu compromettrais ton salut et tu ne verrais

pas luire le jour de la résurrection; conserve-toi tel
que tu sortis de ta maison, l’heure viendra où tu re-
verras les collines des aïeux, et ces collines seront
alors le centre du monde, du monde qui te sera
soumis. »

Ainsi, tous ces sentiments divers qui avaient jadis
servi à constituer l’hégémonie d’Israël, à maintenir
son caractère de peuple, à lui permettre de se déve-
lopper avec une très puissante et une très haute ori-
ginalité; toutes ces vertus et tous ces vices qui lui
donnèrent ce spécial esprit et cette physionomie né-
cessaires pour conserver une nation, qui lui permi-
rent d’atteindre sa grandeur, et plus tard de dé-
fendre son indépendance avec une farouche et admi-
rable énergie ; tout cela contribua, quand les Juifs
cessèrent de former un Etat, à les enfermer dans le
plus complet, le plus absolu isolement.

Cet isolement a fait leur force, affirment quelques
apologistes. S’ils veulent dire que grâce à lui les
Juifs persistèrent, cela est vrai; mais si l’on consi-
dère les conditions dans lesquelles ils restèrent au
rang des peuples, on verra que cet isolement fit leur
faiblesse, et qu’ils survécurent, jusqu’aux temps mo-
dernes, comme une légion de parias, de persécutés
et souvent de martyrs. Du reste, ce n’est pas unique-
ment à leur réclusion qu’ils durent cette persistance
surprenante. Leur exceptionnelle solidarité, due à
leurs malheurs,, le mutuel appui qu’ils se donnèrent,
y fut pour beaucoup; et, aujourd’hui encore, alors
qu’en certains pays ils se mêlent à la vie publique,

ayant abandonné leurs dogmes confessionnels, c’est
cette solidarité même qui les empêche de se fondre et
de disparaître, en leur conférant des apanages aux-
quels ils ne sont point indifférents.

Ce souci des intérêts mondains, qui marque un côté
du caractère hébraïque, ne fut pas sans action sur là
conduite des Juifs, surtout quand ils eurent quitté la
Palestine; et en les dirigeant dans certaines voies, à
l’exclusion de tant d’autres, il provoqua contre eux
de plus violentes et surtout de plus directes animo-
sités.

L’âme du Juif est double : elle est mystique et elle
est positive. Son mysticisme va des théophanies du
désert aux rêveries métaphysiques de la Kabbale ;
son positivisme, son rationalisme plutôt, se mani-
feste autant dans les sentences de l’Ecclésiaste que
dans les dispositions législatives des rabbins et les
controverses dogmatiques des théologiens. Mais si le
mysticisme aboutit à un Philon ou à un Spinoza, le
rationalisme conduit à l’usurier, au peseur d’or; il
fait naître le négociant avide. Il est vrai que parfois
les deux états d’esprit se juxtaposent, et l’Israélite,
comme cela est arrivé au moyen âge, peut faire deux
parts de sa vie : l’une vouée au songe de l’absolu,
L’autre au commerce le plus avisé.

De cet amour des Juifs pour l’or, il ne peut être
question ici. S’il s’exagéra au point de devenir, pour
cette race, à peu près l’unique moteur des actions,
s’il engendra un antisémitisme très violent et très
âpre, il n’en peut être considéré comme une des

causes générales. Il fat, au contraire, le résultat de
ces causes mêmes, et nous verrons que c’est en partie
l’exclusivisme, le persistant patriotisme et l’orgueil
d’Israël, qui le poussa à devenir l’usurier haï du
monde entier.

En effet, toutes ces causes que nous venons d’énu-
mérer, si elles sont générales, ne sont pas uniques.
Je les ai appelées générales, parce qu’elles dépendent
d’un élément fixe : le Juif. Toutefois, le Juif n’est
qu’un des facteurs de l’antisémitisme ; il le provoque
par sa présence, mais il n’est pas seul à le détermi-
ner. Des nations parmi lesquelles ont vécu les Israé-
lites, des mœurs, des coutumes, de la religion, du
gouvernement, de la philosophie même des peuples
au milieu desquels se développa Israël, dépendent
les caractères particuliers de l’antisémitisme, carac-
tères qui changent avec les âges et les pays.

Nous allons suivre ces modifications et ces diffé-
rences de l’antisémitisme au cours des âges, jusqu’à
notre époque, ainsi nous verrons si, pour quelques
pays du moins, les causes générales que j’ai tenté
de déduire persistent encore, et si ce n’est pas ail-
leurs qu’il nous faudra chercher les raisons de l’anti-
sémitisme moderne.








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