lunedì 19 febbraio 2018

Scrittori francesi online: 2. Georges Bernanos (1888-1948): «La grande peur des bien-pensants» (1931). - Introduction

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Testo online.
Georges Bernanos
(1888-1948)

La Grande Peur 
des Bien-pensants
(1931)

Testo elettronico

 À
MAXENCE DE COLLEVILLE
en mémoire des grands rêves
de notre jeunesse
que la vie a humiliés
mais que nos fils vengeront peut-être
demain.

Introduction.

J’écris ce livre pour moi, et pour vous — pour vous qui me lisez, oui: non pas un autre, vous, vous-même. J’ai juré de vous émouvoir — d’amitié ou de colère, qu’importe? Je vous donne un livre vivant.

Edouard Drumont: Wit.
«Que nous veut-il avec ce Drumont?» direz-vous. Eh bien, je veux l’honorer, voilà tout. Je ne demande pas justice. Quelle justice? C’était un homme de mon pays, de mon lignage (de mon lignage ou du vôtre), un fort garçon français, un peu épais des épaules, au pas solide. De telles gens font leurs affaires eux-mêmes, aussi longtemps qu’ils tiennent debout. Aussi long-temps qu’ils tiennent debout, ils portent leur vie tout seuls, sans rien demander à personne, ils portent le bon et le mauvais, chaque chose à sa place, pour que Dieu s’y reconnaisse plus vite, au jour du jugement. Ils portent le poids de leurs péchés. Le mot justice évoque d’abord à leurs yeux l’image d’un pauvre diable mal payé, mal nourri, qui passe en hâte sur sa jaquette après déjeuner une espèce de toge, et coiffe son chef d’un pot galonné d’or ou d’argent. Évidemment Drumont n’a jamais attendu grand-chose de cette justice-là. De celle de la postérité, pas davantage. Qu’attendait-il donc ? Eh bien, il n’attendait rien, peut-être... Peut-être il n’espérait rien.

Tout ce qu’il écrit a ce signe tragique, ce signe fatal. Presque à chaque ligne de son œuvre forte et dense, à l’architecture si sobre, un peu gauche, avec un arrière-plan de gravité mélancolique tel un oppidum au haut d’une colline, sur un fond de ciel d’automne, nu et doré, en terre ennemie — apparaît, comme par transparence, une espèce de résignation héroïque, l’acceptation délibérée de la mort. Oui, oui... On pense à je ne sais quel homme barbu, avec sa redingote à collet, débrouillard et chimérique, qui rêve de cracher dans la vaisselle plate de M. de Rothschild, salue le drapeau en zinc des lavoirs municipaux, puis va prendre son vermouth entre un officier de gendarmerie en retraite, auquel le nez des youpins ne revient pas (sacrebleu!) et un commerçant patriote qui pleure sur l’Alsace-Lorraine... Ainsi le voient aujourd’hui tant de sots qui ne l’ont jamais lu. Tant pis! Il ne faut pas le plaindre. Il avait d’avance exprimé toute l’amertume de cette humiliation dernière; je crains bien qu’il ne l’ait, en dedans de lui, souhaitée; peut-être en a-i-il même avancé l’heure, lorsque encore vivant il se détournait de la vie, s’enfonçait. Sans doute est-il entré dans l’oubli, volontairement, les dents serrées, pour perdre encore une illusion, encore une, la dernière. On croit l’entendre — « Ce Drumont, tout de même... cher ami... c’est fabuleux... »

En somme, son plan n’était pas de vaincre, mais de
durer le plus possible. Après quoi il fallait, il fallait pour
la beauté de la chose qu’il perdît pied, seul parmi ce
monde d’ennemis, aussitôt foulé, recouvert. « Ils les ont
tous », disait-il. Ils l’ont eu. Il devait être content.

Plusieurs d’entre nous mourront sans avoir eu la vic-
toire, mais ils testeront avant de mourir. Rome avait
jadis ce qu’on appelait le testament sanglant. Tout
légionnaire près d’expirer pouvait écrire ses dernières
volontés sur son bouclier, avec son doigt trempé dans
le sang : « rutilantibus sanguine litteris ».

Ce testament, il l’a écrit. Il l’a écrit ligne à ligne, avec
le beau sang rouge donné tant de fois au cours des
duels légendaires, mais il l’a signé d’un sang noir, le
sang d’un homme déçu jusqu ’à la racine de la vie, déçu
jusqu’à l’os. D’un homme qui attendait de jour en jour,



Introduction 19

depuis tant d’années, la suprême trahison du destin,
réglant pour cette épreuve décisive le vigoureux batte-
ment de son cœur, et qui défaille une heure trop tôt,
cuisent tout à coup la colère lucide, la généreuse colère
dont il croyait n’épuiser jamais la forte ivresse, tourner
en dégoût. Ah ! cette fin de Drumont, l’agonie intermi-
nable, l’abandon, les soins mercenaires, et puis les arti-
cles exténués du maître, le rabâchage des Batire et des
Méry dans le journal illustre, la prose pâteuse de l’Ac-
tion libérale (l’Action libérale chez ce vieux lion !), enfin
le rire amer qui s’achève dans la convulsion du dégoût.
J’écris ce mot encore une fois, parce qu’il est réelle-
ment la clef] du moins l’une des clefs du malentendu
inexplicable qui a fait d’un magnifique écrivain fran-
çais que sa race égale aux plus grands, sobre et tendu,
avec sa pitié mâle et cette puissance de mépris qui porte
au rouge sombre presque chaque page de ses livres, un
vieil homme démodé qui s’en va vers l’avenir, son para-
pluie sous le bras, tout crotté, avec les Papillaud, les
Méry, les Guérin, les manifestants de la Ligue antisé-
mite, les revanchards de Déroulède, le public sympathi-
que mais vraiment un peu vulgaire du Boulangisme et
du Panama, dont l’image est inséparable du cuivre des
musiques militaires, des bals publics et des feux d’arti-
fice des Expositions universelles, lui qui en quelques
phrases brûlantes a défini pour toujours celte descente
de la Courfille derrière le drapeau tricolore, tandis
qu’un parti vainqueur organisait patiemment, diligem-
ment, silencieusement, l’exploitation politique de mon
pays. L’histoire contemporaine de 1875 à 1914, en effet,
pourrait se résumer d’un trait : à chaque manifestation
des conservateurs, le radicalisme crispé aux leviers du
pouvoir a resserré d’un cran Vécrou administratif C’est
la lutte bien connue de la femme qui s’épuise en crises
de nerfs, et d’un mari tenace, peu impressionnable, qui
d’ailleurs dispose du fonds commun. On peut parier à
coup sûr.

Je l’ai revu pour la dernière fois, le jour de l’expulsion
du cardinal Richard. Il nous est apparu soudain, au
haut des marches du perron de l’archevêché, sa barbe
plus grise, presque blanche, les joues pâles, et son sou-



20 Introduction

rire désormais sans ironie, le sourire d’un homme qui
renferme désormais sa force en sot, rompt le contact.
Le regard qu’un imbécile eût cru seulement malicieux,
disait clairement : «Je n’ai plus d’amis ni d’ennemis. »
Et une autre lueur brusque, furtive — que je n’ai
jamais vue qu’aux yeux des êtres de très grande race,
Léon Daudet, par exemple, ou Mangin — , disait
encore : « Je reprends mon secret, je l’emporte. » Der-
rière lui s’avançait une sorte de mannequin noir au pas
mécanique qui le rejoignit à la troisième marche. Dru-
mont lui tendit la main comme on jette un os. C’était
M. Arthur Meyer La foule entonnait le Credo. Un
groupe de femmes aux robes claires, repoussé brutale-
ment par la police, hurla : « Vive Jésus ! »

Que savait-il du jeune homme qu’il frôla de si près
en passant ? Il ne savait rien. Il posa cependant sur lui
un regard myope, un peu anxieux, dans la grande
lumière du jour. Il me tourna le dos. Je reconnus l’im-
perceptible mouvement de la nuque et des épaules qui
ne trompe pas, que ne saurait feindre aucun lâche. Puis
il s’enfonça au travers de l’année de parapluies, dispa-
rut dans les hourras, toujours seul, disparut pour moi
à jamais, passa hors du champ de ma propre vie. Le
signe était déjà sur lui d’une mon presque désespérée,
au moins consommée dans l’humiliation et le silence,
face à Dieu seul, d’une mort que Dieu seul voit jus-
qu’au fond.

Marqué d’un tel signe, qu’était-il venu faire parmi
nous ? On se le demande. Ces bonshommes en rébel-
lion contre une douzaine de sergents de ville, le melon
bosselé, suant dans leurs jaquettes, et criant « Vive la
Liberté.’», c’était là cette race servile, la monnaie
humaine qui passe de main en main, usée par
l’échange et par le temps, dont on ne distingue plus qu’à
peine le millésime et l’effigie, la monnaie qu’un César
ou qu’un Bonaparte jette sur le tapis par poignées.
« Notre droit ! » disent-ils... Mais il leur a déjà répondu
avec sa force tranquille : « Tout le monde a des droits,
le tout est de savoir s’en servir. » Et quelques années
plus tôt, en face de la conspiration boulangiste,



Introduction 2 1

suprême effort du monde conservateur pour réussir à
organiser le désordre avant que l’emportât décidément
le radicalisme jovial et féroce du Midi, lorsqu’il regar-
dait descendre le cortège prodigieux « où déambulaient
bras dessus bras dessous, tendrement enlacés, les
duchesses et les cocottes, les ducs et les souteneurs, les
membres des grands cercles et les habitués du ruisseau,
les déclassés de tous les partis, les escrocs de tout poil,
les rastaquouères de tous les pays, Médéric Roue avec
son nègre Chevial, l’ancien teneur de baraques foraines,
Abadie, le frère du valet de chambre de Mme de Bonne-
main, et, au milieu de ce carnaval, très correct panni
les débardeurs et les chicards, Mackau, plein de gravité,
représentant l’Ordre et la Religion », il avait eu ce mot
énomte, à faire pâlir Tacite : « Fort bien. Il faudrait seu-
lement des reins pour pousser tout cela... »

Hélas ! le monde conservateur a poussé une fois,
deux fois, mais les pauvres vieux reins n’ont pas tenu.
Il s’est rendormi sur la France, sans avoir réussi à
Tétreindre... — Ce jour-là, il poussait encore : « Une
foule enthousiaste, écrivait La Croix, a voulu accom-
pagner le vénérable cardinal, archevêque de Paris,
chassé de sa propre maison par une loi inique, jusqu’à
la nouvelle démettre qu’il doit à la générosité d’un
fidèle. »

En somme, un déménagement avec fanfare.

L’homme que nous venions de voir, si pareil à un
professeur paisible, à quelque érudit de province,
pounni qu’on négligeât deux ou trois traits essentiels,
n eut point de peine à se perdre dans la foule : le miracle
émit qu’il en fût jamais sorti. Toujours on le vit mal à
l’aise dans le tumulte et les ovations, toujours il déçut
l’auditoire qui lui préférait obscurément, sans l’avouer,
les Guérin, les Régis, l’aigre Marcel Hubert lui-même,
ou Déroulède. Il n’était pas un homme public.

Je ne puis avancer plus loin dans ce livre sans
essayer de détruire en vous l’illusion ridicule d’un Dru-
mont populaire, comme le furent à leur jour un Roche-
fort, un Gambetta. Parlant de sa vieille gouvernante



22 Introduction

Marie qui pendant les trois mois d’emprisonnement
qu’il subit à Sainte-Pélagie traversait Paris chaque jour
pour apporter sous les yeux du guichetier stupéfait « à
un homme, qui se contente d’une bonne tranche de ros-
beefou d’un fruil, de quoi nourrir un corps d’armée »,
il a trouvé ce mot charmant, tout pénétré de mélanco-
lie : « En aura-t-elle vu, la pauvre femme, depuis six
ans f des duels, des procès, des prisons... Et dire que
lorsqu’elle est entrée chez moi, elle devait entrer chez un
curé! La Supérieure qui voulait son bien lui a dit :
”Entrez chez M. Drumont, c’est la même chose.” » —
Qui sait.

Du moins, il aurait pu n’être qu’un homme de biblio-
thèque, de rêverie, de promenade solitaire, de conversa-
tions sous la lampe, la main sur la page écornée d’un
livre, — l’homme d’une maison dans les arbres, d’une
gouvernante, d’un cheval et d’un chien, avec le reflet
rouge du feu sur la nappe, la belle soupière fumante, et
le vin qui rit dans les verres. Avant les trains de plaisir
et les autocars, la vieille province nourrissait tant et
tant de ces philosophes inconnus, maldisants mais
débonnaires un peu gaillards, un peu sceptiques, à mi-
chemin du notaire et du curé, rusés comme des filles,
ayant dans le petit coin de la cervelle la généalogie d’un
chacun, et qui, contant toujours, ne s’en laissaient
pourtant pas conter... Il aurait pu encore être autre
chose. Oui, né pauvre, marqué du sceau d’un génie
sobre et dur, de ce génie, à la fois lucide et volontaire,
qui n’apporte à l’homme aucune espèce de consolation,
mais seulement une faim terrible de justice, écolier
malchanceux, fonctionnaire médiocre, on l’aurait vu
s’aigrir peu à peu, jusqu’à l’âge de la retraite, en culot-
tant des pipes. Il aurait maudit la société, comme pas
mal d’imbéciles, pour finir au fond d’une brasserie,

devant un bock tiède.

La Société ?... lien avait l’expérience précoce, l’expé-
rience d’un gamin de Paris, qui descend la rampe à cali-
fourchon, et s’arrête parfois aux paliers, regarde par le
trou des serrures, surprend le geste, le mot, qui décou-
vre à une imagination impubère, dix ans trop tôt, la



Introduction 23

vérité des êtres — plus brûlante qu’aucun alcool. Je

l’entends qui raconte l’histoire d’une maison, de sa
maison, de la maison, où il est né, où les siens ont
habité vingt-cinq ans.

C’était une maison très convenable, où l’on ne rece-
vait pas de locataires suspects, où il était défendu de
faire du bruit ; et je suis effrayé de tous les drames
qui se sont succédé dans cet immeuble si bien tenu.
Deux locataires sont devenus fous, il y a eu deux
infanticides, le tailleur du cinquième s’est jeté par la
fenêtre. Le mari d’une brave et digne cuisinière a
violé ses trois filles avec lesquelles je jouais enfant, et
qui étaient déjà violées à dix ans ; il fut envoyé au
bagne.

Le concierge et sa femme formaient un couple
étrange : elle, bouffie d’une graisse huileuse ; lui, velu
et noir ; ils vivaient dans une loge absolument sombre
et d une fétidité repoussante, au milieu de chats et de
cochons de lait. Du matin au soir, sans mettre jamais
les pieds dehors, l’homme travaillait de son état de
cordonnier, avec une lampe et un globe d’eau devant
lui ; il n’avait d’autre joie que de dire des saletés aux
petites filles de la maison et les pères venaient lui
donner des coups.

Quand je passais sur le palier du troisième, j’avais
toujours un frisson devant cette porte qu’on ne voyait
jamais s’ouvrir. Là étaient venus jadis s’installer une
femme d’un certain âge et son mari ; ils avaient une
petite fille, une blondinette ravissante que la mère
idolâtrait. Un jour, l’enfant descendait l’escalier toute
joyeuse, avec son cerceau, pour aller aux Tuileries. La
mère lui dit : « Voyons, fais attention en descen-
dant — N’aie pas peur maman », répondit la fillette
et, en courant, elle s’embarrassa dans son cerceau et
roula les trois étages sur le dos... Elle avait la moelle
épinière brisée et vécut six ans comme cela.

La mère s’enferma avec sa fille, ne voulant plus sor-
tir, farouche, encombrant la chambre de la petite de



24 Introduction

jouets merveilleux. L’enfant mourut un Mardi gras,
au moment où le cortège débouchait dans un bruit
de fanfares... D’en bas, on apercevait une fourmilière
humaine, tout le monde était aux fenêtres, criant,
appelant les retardataires : « Le voilà, le voilà, les
Mousquetaires arrivent... Dépêchez-vous! Voilà le

Bœuf ! »

Vous trouverez peut-être une telle page un peu
gauche. Elle l’est en effet. Ce n’est probablement pas
une page d’anthologie. Que nous importe ? Chacun sait
que le vieil écrivain a eu l’idée un jour de solliciter un
fauteuil à l’Académie française, et l’Académie française
lui a préféré Marcel Prévost... Non ! je ne vous donne
pas ces lignes pour ce qu’il est convenu d’appeler un
petit chef-d’œuvre, mais j’y reconnais l’accent, l’in-
flexion familière d’une voix amie, avec l’imperceptible
frémissement d’angoisse où se trahit la vie, la vie dou-
loureuse, la vie sacrée, celle qu’on ne trouve pas dans

les écritoires.
Certes, nul moins que lui n’était capable de pgnoler

la rude et pesante matière de son œuvre, et d’ailleurs
elle défie tout fignolage, elle casserait le burin et la lime.
Il ne faut pas chercher à la prendre en détail, mieux
vaut l’accepter telle quelle, chapitre après chapitre, dans
le formidable mouvement de l’ensemble qui ressemble
à un arrachement. Et il l’a arraché en effet. Qu’on y
pense ! Quinze volumes si denses, si lents, qui ont l’air
de ramasser au passage les faits et les hommes, ainsi
qu’une troupe solide regroupe les traînards et les
fuyards, grossit à chaque pas en avant, et finit par mon-
trera l’ennemi un front itrésistible. Oui, c’est ainsi qu’il
faut le peindre, à la tête de ce monde vivant et grouillant
qu’il a tiré des profondeurs de l’histoire contemporaine,
cent fois plus secrète que la plus ancienne histoire, de
ces milliers de bonshommes aux noms vrais, aux noms
connus, ordinaires, presque usuels, mais qu’il a su
seul — lui seul — faire entrer de gré ou de force, à
reculons, dans son rêve tragique, comme un dompteur
pousse du manche de fouet, sous le faisceau du projec-
teur, ses lions et ses hyènes. Oui, sans doute... il aurait



Introduction 25

pu être, le philosophe rustique, le petit Montaigne de
chef-lieu de canton. Et il aurait pu être aussi, dans la
pauvre jaquette du fonctionnaire, un raté aigri, pitto-
resque. Mais il n’a été réellement ni l’un ni l’autre, parce
que ni la curiosité ni l’envie n’eussent rassasié son
cœur. Non, rien n’eût jamais rassasié son cœur, parce
qu’il t’avait creusé lui-même trop profondément, trop
tôt, trop tôt surtout, de ses propres mains.

Vieux maître à l’humeur bourrue, vieux maître qu’on
disait si plein de soi, ingrat et jaloux, vieux rebelle,
pourtant si docile à la louange, avec vos ruses, vos
manies, et cette impayable idée que vous aviez d’enter-
rer vos louis d’or ou de les fourrer dans des pots,
magnifique avare qui jetiez votre vie à pleines mains,
artiste ombrageux, nerveux comme une femme, et qui
dûtes si longtemps subir l’amitié de tant de nigauds —
les pires, les nigauds utiles et sympathiques auxquels,
en soufflant de fureur dans votre nez, vous tendiez une
patte de velours ! Ah ! plus que Balzac ou nos ruses
même, plus qu’aucun inventeur de visages et de voix
humaines, vous étiez le prisonnier de ce monde que
vous aviez fait si pareil au vrai, trop pareil, un rien de
trop, juste assez pour qu’après une lutte épuisante il fût
votre vainqueur, prît enfin possession de vous.

Lorsqu’on vous aime, on sait cela, vieux maître assez
dur... Seulement ce n’est pas facile à dire. Et d’abord,
on voudrait que ce nom de Drumont fût resté vivant.
Mais ni l’amour ni la haine ne le portent plus ; il est
entré dans l’histoire, — dans ce vestibule de l’histoire,
où, comme dans le fameux putridado de l’Escurial, il
faut que les pauvres cadavres attendent humblement
leur tour, et qu’ils aient achevé leur misérable stage de

défunts.

Lui, n’attendra pas son tour. Il n’a jamais attendu.
Lorsqu’un de ses collaborateurs revenait blessé d’une
rencontre au parc de Sainï-Ouen, à l’île de la Grande-
Jatte ou à Villebon, il l’accueillait d’un regard navré,
traversé d’éclairs soudains, et cette voix un peu traî-
nante... « Voyez-vous, cher ami, sur le tertain, il faut
commencer par foncer. Je pense que vous avez négligé



26 Introduction

cette excellente recommandation ? Oui, il fallait foncer,
foncer tout de suite, cher ami, et vous l’auriez eu. »
Puis il caressait de la paume sa main rhumatisante,
avec un ronronnement de plaisir.

On a raconté cent fois ses duels, la course en voiture
de remise, l’humeur de l’homme qui n’aime pas se lever
matin, peste contre la pluie, le vent, un brouillard
funeste, mortel — absolument mortel, mon ami !
« Mais qu’est-ce que j’ai pu faire au bon Dieu pour
avoir aujourd’hui un temps comme ça ! Cher ami, je
devrais être bibliothécaire ou curé, je suis un simple,
un doux, un solitaire. Je ne comprends rien à la vie
moderne. Pourquoi les Juifs (il prononçait Juëfs, en
avançant les lèvres) refusent-ils de me laisser tran-
quille ? Ces gens-là sont fous, mon ami, des fous dan-
gereux. Quelle tristesse ! Nous sommes des conquis,
des êtres dépouillés de leur droit, des ”diminuti
capite”... Avec ça, je m’en vais me battre contre la
volonté formelle de la Sainte Église, je tombe sous le
coup de graves censures. On ne se contente pas de m ex-
proprier de la terre, on prétend m exproprier du ciel. »

// arrivait en avance, toujours en avance. « Ah ! ce
Mourlon, quel secrétaire ! Tantôt en avance, tantôt en
retard, jamais à l’heure, il empoisonne ma vie. Je l’ai
vu, dès la. première minute, je suis sans excuse : il a
une main turpide. Il est iurpide de paresse. »

« Nous y sommes, maître », disaient les témoins un
peu pâles. Alors, il gagnait sa place en grommelant —
« des chaussures humides, quelle torture ! » — ou, tout
à coup, on voyait rire son dur visage, et c’était l’un de
ces mots qu’il avait parfois, si ingénus, si tendres, parce
qu’un vol de pigeons avait traversé le ciel — oh ! ce
froissement de soie dans l’air liquide ! — ou qu’il avait
flairé de son nez gourmand la forêt toute proche, la pre-
mière haleine d’avril... Et déjà, il fronçait le sourcil, cli-
gnait ses yeux myopes pour apercevoir l’adversaire,
tache blanche entre deux taches noires, l’état du terrain,
sa pente; puis, il haussait doucement les épaules...
Alors un dernier regard vers l’obstacle, un frémissement



Introduction 27

imperceptible, et il avait noué à la poignée de l’épée sa
main petite et pâle, dont il était fier. Aussitôt, il se jetait
en avant.

Nous tenons du marquis de Mores le récit de la ren-
contre fameuse de son ami avec le capitaine Cremieu-
Foa, oit ces deux adversaires finirent par s’enferrer.
« Drumont, dit-il, fonçait à son habitude comme un
véritable sauvage. Je [assistais pour la première fois, et
j’ai été toux de même un peu surpris. Jamais je n’avais
vu tant de poils sur une poitrine ; il est velu comme
un ours. »

Non, il n ’attendra pas le bon plaisir des professeurs,
l’homme mort le nez au mur, par un glacial soir d’hiver,
seul, absolument seul, las de jouer la comédie de la rési-
gnation, d’une résignation impuissante à détendre son
dur vieux cceur crispé. Il était oublié et ruiné, deux for-
mes à peine différentes d’un même oubli; il était
retombé dans te silence et la pauvreté, avec cette grave
rumeur de la rue à son oreille, la rue désormais vide
d’amis, vide d’ennemis, la rue d’où rien ne monte, d’où
rien ne montera plus... Mieux qu’aucun autre, pour-
tant, il avait connu Paris, « mon Paris », auquel il a
donné un livre triste et charmant, que personne ne lit
aujourd’hui, bien entendu, et qu’on voudra moins
encore lire demain, parce que les chemins au ’il a aimés,
les rues profondes, secrètes avec leurs beaux arbres
débordants, les nobles murs des hôtels, ou les étroites
petites maisons si confiantes, si familières, ornées de
pots fleuris et de cages d’oiseaux, auront été livrés aux
lugubres entrepreneurs de fer et de ciment. ïl fuyait
Paris, il tournait le dos à sa ville, comme à tout ce qu’il
avait servi* Mais dans la maison campagnarde, pleine
l’hiver du sifflement de la bise et du croassement des
corbeaux, il devait retrouver encore un passé plus beau,
plus déchirant, te souvenir des étés magnifiques tout
vibrants d’une rumeur de gloire, quand il rentrait,
harassé, infatigable, des belles promenades vers Cham-
prosav, tenant par la main le jeune garçon aux cheveux
blonds qui ressemblait à une jolie fille et qui s’appelait
Léon Daudet... Aux champs comme à la ville, hélas !



28 Introduction

chaque route ne menait nulle part. Mais le seul lâche,
en mourant, retrouve le geste des bêtes, cherche une
issue. Lui, faisait face, peu à peu. tout doucement, afin
qu’il n’en parût rien aux derniers amis venus pour le
plaindre. Il disait gentiment : « La solitude ! je ne m’en
aperçois pas, je vous assure. Et puis, vous savez, le soir
de la vie n’est pas ce qu’on pense. Il apporte sa lampe
avec lui. »

Non ! il n’était pas fait pour voir un jour la victoire
face à face, l’homme qui parlait avec tant de naturel et
d’amertume le langage des vaincus. Mais assez d’impos-
teurs nous ont joué depuis la comédie de l’optimisme,
à commencer par les carabiniers de l’ancienne Action
libérale qui finirent par investir, cerner un Drumont
vieilli dans une Libre Parole dévastée où ils plantèrent
leur pavillon jaune. Lindestructible M. Piou, bientôt
centenaire, continue à mâcher entre ses gencives les
mêmes promesses jamais tenues, les mêmes défis oratoi-
res qui s’achèvent en un rot paisible, la même rhétorique
aussi vide, aussi creuse que la poitrine de ces hommes
marmots. Par ailleurs, des vieillards de quinze ans bri-
guent la succession, suivent au collège des cours de bon-
neteau politique, viennent disputer à l’Institut catholi-
que de Paris devant de bons gros chanoines et des
prélats effondrés, la fameuse coupe d’éloquence de « La
Drac », avec un poisson rouge dedans.

Ah ! plutôt que les affreux petits cancres bavards qui
feront demain d’agiles sous-secrétaires d’État, souhai-
tons l’avènement de jeunes Français au cœur sombre !
Le désespoir est un terrible gâcheur d’hommes. Mais
qui a une fois mordu sa bouche glacée ne craint plus
la prison ni la mort. Qui part avec ce silencieux cama-
rade ne combat plus pour sa vie, mais pour sa haine,
et ne se rendra pas.

Je n’écris pas ce livre, naturellement, pour tes
curieux, ni les amateurs, — ni les amateurs de vies
romancées, ni tes amateurs de mensonges. Drumont
est oublié, soit ! Je ne parle pas pour ceux de sa généra-
tion qui survivent, qui survivent à tout, qui se survi-
vent — je n’écris pas pour les contemporains de



Introduction 29

M. Sadi-Camot. L’auteur de La France juive n’a pas
fondé une école ni fait d’élèves, peut-être parce qu’il
n’était lui-même l’élève de personne. Qui ne voit d’ail-
leurs qu’une telle œuvre ne saurait tenir tout entière
dans une boite à fiches ? Elle n’appartient pas plus à la
génération précédente qu’à la nôtre, ou à celle qui sui-
vra demain. Elle ne conclut pas, elle appelle.

Pour moi, j’aurai fait ma tâche, servi selon mes for-
ces le vieux maître mort, si je peux transmettre à quel-
ques jeunes gens de ma race la leçon d’héroïsme que je
reçus jadis quand je n’étais qu’un petit garçon. Sera-
t-elle entendue, je ne sais. Cette grave tristesse, ce
mépris qui bride sans jlamme, ainsi qu’un tison sous
la cendre, cette colère sans éclat, ce rauque soupir de
lion qui tant de fois m’a serré le cœur, trouveront-ils
aujourd’hui leur écho ? Le trouveront-ils demain ?
Cette génération est-elle encore assez vivante pour sou-
tenir l’épreuve d’une clairvoyance désespérée ?

Hélas ! autour des petits garçons français penchés
ensemble sur leurs cahiers, la plume à la main, atten-
tifs et tirant un peu la langue, comme autour des jeu-
nes gens ivres de leur première sortie sous les marron-
niers en fleur, au bras d’une jeune fille blonde, il y avait
jadis ce souvenir vague et enchanté, ce rêve, ce profond
murmure dont la race berce les siens. Ib ne savaient
pas trop l’histoire des professeurs, mais de tant de
dates, de traités signés, de batailles, ils avaient gardé
l’essentiel, à leur insu, ainsi qu’ils rapportaient des
vacances, sur leurs joues vermeilles, tout le sauvage et
doux été. L’histoire scolaire gardait ses lunettes, Vautre
avait son visage de fée, son regard pensif, et on ne sait
quoi de plus tendre, déplus familier, qui était justement
le regard de la première femme qu’ils eussent aimée,
leurs jeunes mamans aux belles mains qui sentaient la
confiture ou l’arnica, ou la pâte fraîche un matin de
Chandeleur. Les vieilles querelles publiques, oubliées
avant notre naissance, restaient pétrifiées dans les
livres, et pourtant qui de nous n’avait cru tes reconnaî-
tre tel jour, ressurgies brusquement à la table familiale.



30 Introduction

saisies au vol dans l’éclat du regard paternel, le geste
d’un poing fermé !

En 1872 un papa royaliste n’aurait pu nommer le
bonhomme Tliiers (que tes communards nommaient
Fouiriquet) sans mettre en cause du même coup une
armée de fantômes — les Trois Glorieuses, Louis-Phi-
lippe, la duchesse d’Angoulême, Benjamin Constant,
que sais-je ? Aujourd’hui la guerre écrase tout.
L’énorme événement de la guerre — énorme parce que
l’intelligence n’a pu encore l’embrasser tout entier —
reste comme suspendu entre l’avenir et le passé,
informe. Alors que nous remontions si aisément le
cours d’un siècle, que certains épisodes révolutionnai-
res nous étaient aussi familiers, aussi proches que le
dernier siège de Paris ou la charge de Reichshoffen, les
jeunes hommes d’aujourd’hui parlent de la mobilisa-
tion de Î9Î4 comme nous eussions parlé de la bataille
de Fontenoy ou du parlement Maupeou. L’histoire de la

guerre elle-même n’a pour eux ni figure ni mouvement
propre, elle n’est dans leur souvenir qu’un désordre mi-
tragique, mi-comique, une époque absurde et bruyante
à peine ennoblie par la constante obsession de la
mort — mats quelle mort ? Si peu semblable à l’événe-
ment sombre et secret, mais un accident brutal, glo-
rieux sans doute, d’ailleurs presque attendu, presque
banal, vanté par les cent mille gueuloirs de la Presse,
et pour lequel un million de linotypes, dans toutes les
langues du monde, débitent des consolations en série
où les plus beaux mots, les mots magiques, font leur
besogne à la tâche, obscurément, sous la surveillance
des contremaîtres du tnoral de l’arrière, comme les
petites femmes à bas de soie tournent les obus.

Nul homme de l’avant qui n’ait senti aux heures noi-
res le poids de ces prétentieuses sottises imprimées que
nous ne daignions pas lire, mais que nous retrouvions
malgré nous, au premier village, dans la bouche gogue-
narde du bistrot. Du moins pouvions-nous mépriser
l’espèce de sublime, encore mal connu, mal défini, que
la publicité américaine achève aujourd’hui de révéler
au monde, le sublime niais. Au lieu que d’innombra-
bles garçons sans défense connurent cet écœurement,



Introduction 3 1

cette saturation, à l’âge où nous apprîmes l’héroïsme,
nous autres, tout doucement, sur les genoux du vieux
Corneille. Mon Dieu, s’ils l’avaient bien cherche’, cet
héroïsme, ils l’eussent trouvé dans leurs cœurs, leurs
propres cœurs ! Ils n’osaient pas. C’est à nous qu’ils le
demandaient, et nous leur anivions couverts de poux,
après deux nuits passées dans des wagons sans vitres,
si las, si las, avec ce terrible goût de vivre, ce désir terri-
ble de vivre, que nous n’avions pu étouffer encore, que
nous n’étoufferions jamais.

Permission de détente, écrivaient les Bureaux.
Détente, hélas !... Alors, comment soutenir ces regards
si purs ? Que de fois nous arrêtâmes sur leurs lèvres la
question qu’ils allaient poser, d’un rire imbécile, du
même rire ingénument sacrilège dont un adolescent
raille son premier amour. Et cependant, la vie si dure,
l’interminable ennui des saisons, d’une année à l’autre
année, devant la plaine grise, cette vie avait son secret.
Après des semaines et des semaines de résignation, tout
à coup, de l’abîme de notre misère, sortait une espèce
de joie pure et nue, merveilleusement dépouillée, non
charnelle, incommunicable. Il fallait bien du temps
pour former au-dedans de nous, peu à peu, ainsi
qu’une émeraude ou qu’un rubis, cette petite chose
éclatante et elle s’évanouissait aussi vite. Mous la
découvrions par hasard, et sitôt découverte, elle nous
échappait de nouveau, laissant au cœur une plaie
lumineuse qui brillait parfois tout un jour... Avec qui
aurions-nous partagé cette minute de grâce ? Bile n’ap-
portait rien de nouveau que nous n’eussions déjà senti
bien des fois ; la passion de la vie, l’acceptation délibé-
rée de la mort, une espérance humble et fervente —
)nais tout à coup, comme éclairées du dedans, éblouis-
santes pour nous seuls... Pour nous seuls. Car il arri-
vait qu’un voisin plus proche, s’arrêtant de frotter sa
baïonnette avec de ta terre, surprît notre regard au vol
d’un attire regard qui interrogeait à peine, tendre et rail-
leur. Alors, nous éclations de tire ensemble, et tout sem-
blait dit pour jamais.

Qui nous pardonnera d’avoir fait d’une colossale
aventure une sorte de drame intérieur? Mais plus



32 Introduction

impardonnables encore d’avoir prétendu imposera nos
fils, à nos neveux, à de jeunes têtes libres, non pas ce
drame même, seulement sa pâle et monotone image,
inexorable d’ennui ! Que leur importe un débat de
conscience depuis longtemps résolu ? Nous les voulons
convaincre d’ingratitude quand ils nom reçu de nous
que la confidence de nos misères. Prétendions-nous
leur faire partagera vingt ans la déception de notre jeu-
nesse manquée, nos regrets, nos rancœurs ? Mous som-
mes la génération sacrifiée, disons-nous. Utile parole,
pourvu quelle s’adresse à des aînés. Son véritable sens
risque bien d’échapper à la génération cadette, qui sait
déjà qu’elle est désignée pour nous sunnvre, et que,
d’une manière ou d’une autre, par ses propres moyens,
tôt ou tard, la vie se fût chargée de nous sacrifier...
Alors, qu’est-ce que ça peut bien lui fiche, mon Dieu !
Nous entrerons dans la carrière... chantent tour à tour
les jeunes gens de tous les siècles. Oui : mais quand nos
aînés n’y seront plus. Eh bien, nous y sommes encore.
Estimez-vous donc heureux, disent-ils.

En somme, nous barrons l’histoire, et nous la bar-
rons pour rien. Lorsqu’ils tournent la tête vers le passé,
nos fils ne voient plus à l’horizon que ce matériel
immense, inutilisable, les caissons par dizaines de
mille, les plateaux, les fourgons, de vieux autobus, des
Rimailho éventrés, des bombardes d’un autre âge, une
montagne de fusils, un stock d’hommes de zinc, de
pyramides et de victoires cagneuses, toutes nues, qui
grelottent sous la pluie de décembre. Parmi cette fer-
raille hors d’usage, avec nos tristes habits civils, nos
croix, notre air anxieux, on dirait que nous allons
revendre revendre la guerre que nous avons faite,
pauvres diables — nous autres guerriers. Cela ne s’était
jamais vu. On n’avait jamais vu ces soldats-citoyens,
soldats qui ont oublié leur victoire quelque part, ils ne
savent pas où — soldats de la paix, citoyens militaires,
si mal à l’aise dans leur peau recousue, en plusieurs
morceaux, et qui, faute de mieux, revendiquent, reven-
diquent, revendiquent, combattants syndiqués, com-
battants honoraires, qui ne se sont jamais résignés à
choisir, une fois pour toutes, entre la gloire et l’oubli.



Introduction 33

virilement. Prodigieux naïfs, qui se font l’écho des vieil-
les prédicantes puritaines, jurent que la guerre est
désormais impossible, et n’en réclament pas moins
pour leur ancienne profession décriée, déshonorée, inu-
tile par surcroît, une espèce de considération que les
gens de bon sens n’accordent qu’aux métiers honnêtes
et avantageux! Âmes tendres, qui n’ont pas cessé de
déplorer les dégâts qu’ils firent, avec l’arrière-pensée
que, l’ennemi hors de cause, on va leur présenter la note
des frais ! — Héros désaffectés qui voulûtes l’admira-
tion des paroisses et ne pourrez jamais rien contre la
redoutable concurrence des morts, des vrais morts, les-
quels ont d’ailleurs sur vous le suprême avantage d’élire
les députés radicaux par la grâce des préfets de la Répu-
blique — car ils ne vous élisent même pas, ces vieux
copains, ils vous ont laissé tomber froidement, et Dieu
sait s’ils sont froids, les frères ! Citoyens vainqueurs,
on ne lira pas demain vos noms sur les pyramides
municipales, vous devrez mourir de la mort d’un cha-
cun, pousser votre suprême sueur dans des draps blê-
mes, et il n’y aura derrière vos cercueils qu’un piquet
de bonshommes entourant un drapeau de fanfare,
flambant neuf. Vieux amis des hauteurs battues par le
vent, compagnons des nuits furieuses, troupe solide,
troupe inflexible, magnifique mâchoire resserrée trois
ans, pouce à pouce, sur la gorge allemande, et qui reçû-
tes un jour, en pleine face, le jet brûlant de l’artère et
tout le sang du cœur ennemi — ô garçons!,., le 11
Novembre nous bûmes le dernier quart du vin de nos
vignes, le 11 Novembre nous rompîmes le dernier pain
cuit pour nous.

On peut faire de son mieux sa page d’histoire, mais
celui qui l’a faite n’est généralement pas celui qui la
raconte. Les marchands de livres gardent l’avantage
un siècle ou deux. Puis l’événement remonte lentement
de l’oubli, surgit majestueusement des profondeurs qui
le reçurent jadis, dans la conscience de la race. La race
qui l’avait pieusement, saintement recouvert le décou-
vre de nouveau. De nouveau nous serons pesés dans
des mains fraternelles, jugés par un regard vivant !



34 Introduction

Futures petites mains qui tournerez les feuillets,
regards qui chercherez de page en page nos charges naï-
ves, nos clairons, nos tambours, qu’importe ce que
nous fîmes ou ne fîmes pas, bien avant que vous fus-
siez nés, dans cette plaine que vous voyez peinte sur le
livre en ocre et en noir, avec les pompons blancs des
explosions, les chevaux qui galopent, et ces engins
bizarres ! Le livre d’images ne vous mentira pas : nous
sûmes réellement faire face. Oui, bien avant que fus-
sent nés votre père ou votre aïeul, nous avions regardé
fermement non poini la mort seule, mais entre vous et
nous ce trou plus noir, l’injustice, l’oubli, et n’espérant
plus reprendre notre victoire aux menteurs, insoucieux
d’un vain procès, la main dans la main de ces fils dont
nous sommes peu sûrs, nous nous endormîmes, pour
nous réveiller en vous !


Top.

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